
La bulle qui ne voulait pas éclater
Au port de Mogán, une bulle portée par l’eau révèle l’invisible que seul l’objectif peut attraper
Nous sommes au port de Mogán, sur l’île de Grande Canarie, un endroit coloré, calme, où l’eau, les fleurs, les façades blanches et les bougainvilliers se mêlent à la vie douce des bateaux. Ce jour-là, je marchais tranquillement sur un petit pont, l’un de ceux qui relient les quais entre eux. Et soudain, j’ai vu des bulles. De grosses bulles, flottant doucement dans l’air, portées par le vent. Mais je ne voyais pas d’où elles venaient. Il y avait quelqu’un, un peu plus loin, qui en faisait, sûrement, mais moi je ne l’ai jamais vu, et je ne saurai jamais d’où exactement elles partaient.
Ce qui m’a frappé, ce n’est pas la personne, mais la trajectoire d’une de ces bulles. Une seule. Elle a dérivé doucement, et au lieu d’éclater, comme on s’y attend toujours, elle a commencé à descendre lentement, jusqu’à venir se poser sur l’eau, juste en dessous du pont. À cet endroit, ce n’était pas vraiment la mer : c’était un petit canal, une sorte de rivière artificielle où l’eau stagnait, peu profonde, quinze centimètres tout au plus, avec un fond clair qui renvoyait la lumière. Le soleil tapait fort ce jour-là, et ses rayons transformaient la surface de l’eau en un miroir mouvant.
Et la bulle, posée là, s’est mise à glisser. Elle ne s’est pas brisée. Elle a voyagé, portée par la mince couche d’eau, tranquillement, comme si elle voulait suivre le courant. Une bulle née d’un souffle humain, transportée par l’eau, par la lumière, par le hasard. J’ai déclenché, bien sûr. C’était trop étrange, trop inattendu pour ne pas le faire. Une bulle sur l’eau, ce n’est pas quelque chose qu’on voit tous les jours.
Et plus tard, en revoyant cette photo, un détail m’a arrêté. Juste à gauche de la bulle, presque au centre de l’image, j’ai vu une silhouette. Fine, floue, discrète. Un poisson. Ou du moins, sa forme, son ombre glissant sous la surface. Je ne l’avais pas remarqué sur le moment, pourtant j’étais attentif à tout ce qui se passait. Mais parfois, même quand on croit avoir tout vu, l’image nous révèle ce que l’œil a raté. Ce poisson-là, je ne l’ai pas vu en vrai. C’est la photo qui me l’a offert, comme un clin d’œil, comme une surprise que le moment avait gardée pour plus tard.